« Le désir de choses impossibles, précisément parce qu’elles sont impossibles ; la nostalgie de ce qui n’a jamais été ; le désir de ce qui aurait pu être ; le regret de n’être pas un autre ; l’insatisfaction devant l’existence du monde. Tous ces demi-tons de la conscience de l’âme créent en nous un paysage douloureux, un éternel coucher de soleil de ce que nous sommes. »

― Fernando Pessoa, Le Livre de l'intranquillité

La jeune harpiste, reconnaissable à sa frange brune, semble avoir peu en commun avec le polémiste portugais du XXe siècle. Et pourtant, les mots de Pessoa pourraient difficilement décrire plus fidèlement le sentiment vif qui habite l’œuvre d’Émilie, notamment dans son premier album, 10 000, qui résonne d’une vérité éclatante. Du désir, de l’angoisse et de l’amour émanent de ses chansons et traversent la chair frémissante de ceux qui écoutent.

Ses chansons sont écrites avec une intelligence vibrante et sensible ; chacune est un monde peuplé de visages issus de passions éphémères. La qualité musicale exceptionnelle de ces pièces finement ciselées est également nourrie par un autre esprit brillant : Jesse Mac Cormack, complice et réalisateur d’Émilie depuis son adolescence. Pour son LP 10 000, Émilie a écrit les paroles et la musique, puis a entièrement construit les chansons avec Jesse et son batteur Francis Ledoux. L’album a vu le jour lors d’un froid mois de février, dans la vaste maison abritant le Studio B-12, nichée dans les bois de Valcourt. Cette demeure de 1969, signée par l’architecte Jacques de Blois, semble suspendue dans le temps. La lumière inonde ses immenses fenêtres, se posant sur le mobilier rétro-futuriste de pièces si nombreuses qu’on en perd le compte. Dans ce lieu excentrique, céder à sa vision devient inévitable.

« Nous sommes allés chercher notre ingénieur du son, Jean-Bruno, à Montréal en pleine nuit. Lui et Jesse se sont mis à travailler dès leur arrivée. Il devait être une heure du matin. Quand je me suis réveillée à huit heures, ils étaient toujours là, à peaufiner la même chanson […]. Nous travaillions volontiers quinze heures par jour. » Ogden s’installait au sous-sol, tandis que la batterie et d’autres instruments étaient répartis dans les différentes pièces, traversées par des mètres et des mètres de câbles serpentant sur le sol des pièces aux formes singulières.

À l’image de la maison de Valcourt, l’univers immersif d’Émilie est composé d’innombrables salles, toutes différentes, mais réunies sous un même toit. Ici, une ballade folk-Art nouveau (Blame) appelle l’écoute ; là, une chanson pop rend hommage à l’inaccessible (Ten Thousand, réinterprétation habile d’un passage biblique : « dix mille talents que tu ne verras jamais ») ; ailleurs, un roman musical s’attarde sur la fin d’une romance imaginaire (White Lies). La musicienne déconstruit et reconstruit également deux titres de son précédent EP, Babel et Long Gone, auxquels elle ajoute six nouvelles chansons originales. On y entre fascinés, et l’on en ressort entièrement conquis, ayant l’impression que la voix féminine et la harpe envoûtante nous ont emportés pour un voyage de 10 000 vies.